VI
CEUX QUI OSENT

Le lieutenant de vaisseau Tyacke s’agrippa à la lisse au vent et réussit à distinguer au milieu des embruns Bolitho qui émergeait de la descente.

— Voile en vue, amiral !

Bolitho s’accrocha à un pataras et lui fit un signe d’acquiescement.

— J’ai entendu, monsieur Tyacke. Vous avez une sacrée vigie là-haut !

Il faisait tout noir lorsqu’il avait perçu l’appel du veilleur. Même à bord d’un bâtiment d’aussi petite taille, la nuit avait été éprouvante et, pour quelqu’un de moins expérimenté, le changement de vent et de temps aurait pu paraître surprenant. Le vent avait tourné de plusieurs quarts et s’était établi au nord. Boute-hors pointé droit vers l’est, la Miranda souffrait. La mer qui passait de temps à autre par-dessus le pavois faisait sur la peau l’effet d’une douche glacée.

Bolitho essaya de voir quelque chose dans la direction où aurait dû se trouver l’horizon, mais rien. On ne distinguait que les crêtes blanches et des lignes plus sombres dans les creux qui défilaient à vive allure. Cela allait rendre l’approche des deux goélettes encore plus délicate. Un fanal masqué avait été allumé au-dessus de l’eau bouillonnante et Bolitho devina que le négrier dont ils s’étaient emparés se trouvait sur leur arrière, à moins d’une demi-encablure.

Voilà qui démontrait à quel point Tyacke et Jay étaient hommes d’expérience : ils avaient réussi à rester en formation serrée toute la nuit. Lorsque l’aube se lèverait enfin, les marins seraient dans le pire état qui soit, se disait-il : épuisés par le réglage incessant des voiles, les ris à prendre, et les successions de virements de bord.

Tyacke cria :

— Il est temps de nous rapprocher de l’Albacore, amiral !

Dans l’obscurité, il avait tourné vers lui un regard habitué à la nuit, alors que Bolitho essayait encore d’accommoder.

C’était étrange, penser que la vigie distinguait non seulement le lever du jour, mais également les voiles d’un autre bâtiment. Il fallait que ce fût le Trucident. Sinon, c’était certainement l’ennemi.

— Ohé du pont ! C’est une frégate, commandant. En panne.

Bolitho entendit Simcox pousser un soupir de soulagement. Ainsi donc, c’était le Truculent. Le commandant Poland pouvait être fier à juste titre, encore un rendez-vous réussi. Un homme cria :

— Le négrier a mis en panne, commandant. ’T’a mis sa barcasse à l’eau.

— Heureusement qu’il n’est pas trop loin, murmura Tyacke. Ça serait dur pour les nageurs.

Bolitho posa la main sur son bras :

— Et les volontaires ?

Tyacke se tourna vers lui :

— Le vaisseau amiral a renvoyé le déserteur avec l’équipage de prise. Il y a aussi un fusilier, pour ce qu’il pourra nous être utile.

Il n’échappait pas au dédain irraisonné qu’éprouvent les marins à l’égard des hommes du Corps.

— Et c’est tout ?

Tyacke haussa les épaules.

— C’est mieux ainsi, amiral. Mon équipage fournira le reste.

Les premières lueurs naissaient à l’horizon, on voyait les dents de Tyacke luire faiblement.

— Je leur ai parlé personnellement, amiral. Ce sont des hommes que je connais et en qui j’ai confiance ou plus exactement – ajouta-t-il rudement – qui me font confiance.

— Mr. Simcox sait ce qu’il a à faire ?

Tyacke esquiva la question. Il observait le canot s’approcher, se levant et replongeant comme un poisson volant alors qu’il essayait de contourner l’arrière pour se mettre à l’abri sous le vent de la Miranda.

— Mr. Simcox reste à bord.

Et il se tut, comme s’il s’attendait à se faire reprendre.

— Je vous ai confié cette mission, c’est à vous de décider.

Simcox courut vers eux.

— Je suis obligé de protester ! Je connais ces parages et en cas de besoin…

Tyacke l’empoigna par le bras et le fit pivoter :

— Faites ce qu’on vous dit, mon vieux ! C’est moi qui commande ici ! Et maintenant, allez donc vous occuper de ce canot !

Bolitho avait du mal à distinguer le pilote dans l’ombre, mais il devinait son sentiment d’incrédulité à se faire aussi rudement rabrouer par Tyacke qui reprit d’une voix lasse :

— Ben est bon marin. S’il survit à cette guerre, je vous demande pardon amiral, j’ai bien dit si il pourra faire carrière, il aura quelque chose qui l’attendra à terre lorsqu’on lui donnera son congé avec les autres.

Il eut un signe d’impatience en voyant le désordre qui régnait au milieu du pont.

— Bon sang de bois, Morgan, mais prenez donc un tour, ou je vous fais embarquer dans ce foutu canot !

Bolitho ne l’avait encore jamais vu réprimander ainsi un de ses marins. Il essayait de se passer les nerfs pour oublier de ce qu’il avait dit et fait à son seul ami.

Des silhouettes jaillirent dans l’ombre et Jay, le bosco, apparut près de la barre.

— Tout est paré, commandant ! On peut faire la relève – ses yeux passèrent rapidement de Tyacke à Simcox, qui se tenait près du mât de misaine. Ben n’est pas encore prêt, commandant ?

Tyacke lui répondit sèchement :

— J’y vais à sa place. Vous restez avec lui – et se radoucissant un peu : Avec le bâtiment.

Une autre silhouette, c’était cette fois l’aspirant Segrave. Tyacke fit à voix basse :

— Il s’est porté volontaire, amiral, et je risque d’avoir besoin d’un officier de plus si les choses tournent mal – et à voix haute : Alors, monsieur Segrave, toujours d’attaque ? Vous pouvez encore changer d’avis, personne ne vous en blâmerait après ce que vous avez fait pour Mr. Jay.

La figure pâle du jeune garçon commençait à se dessiner et les premiers rayons du soleil caressaient les voiles détrempées et le gréement.

— Je veux y aller, commandant.

Mais l’appel de la vigie leur fit tourner la tête.

— C’est le Truculent, commandant, c’est sûr ! – un court silence : Il est en train de larguer des ris et il vire de bord.

— Il doit vous envoyer un canot, amiral, lui dit Tyacke.

— Oui.

Bolitho aperçut Allday avec le petit sac qu’ils avaient emporté de la Thémis. Comme en tant d’autres occasions, lorsqu’il n’y avait pas de temps à perdre. Jenour arriva le dernier, bâillant comme un forcené. Il avait dormi comme une masse. Les autres silhouettes s’étaient évanouies dans le canot qui bouchonnait le long du bord. Tyacke avait hâte de partir, hâte d’en finir. Il lui dit d’un ton calme :

— Je serai là, amiral.

Bolitho lui prit la main, elle était aussi ferme que celle de Thomas Herrick. Il lui répondit :

— Vous ne sauriez à quel point c’est vrai, monsieur Tyacke.

Tyacke enjambait le pavois, mais il s’immobilisa en apercevant Simcox qui courait vers lui sans se soucier de la mer qui inondait le pont par les dalots et lui trempait les jambes.

— Vous voulez me voir, Ben ?

Simcox vacilla et manqua s’étaler de tout son long, mais Tyacke le rattrapa par le bras. Près des râteliers du grand-mât, Bolitho vit la scène et comprit tout. Cela ressemblait à une dernière étreinte.

Tyacke fit d’une voix rude :

— Vous auriez trop à perdre, Ben, vous le savez très bien. Vous ferez un bon pilote, vous trouverez un bon commandant qui sera aux petits soins pour vous, hein ?

Simcox répondit quelques mots qui se perdirent dans le fracas du gréement.

Lorsque Bolitho se retourna dans leur direction, Tyacke avait disparu et le canot s’éloignait déjà. Les avirons soulevaient des embruns qui faisaient penser à de la soie déchiquetée.

— Remettez en route, monsieur Simcox, lui ordonna Bolitho. Plus tôt nous aurons rallié le Truculent, plus vite nous…

La phrase resta inachevée. Allday lâcha d’une voix rauque :

— Il est totalement abattu, c’est moi qui vous l’dis !

— Monsieur Simcox, reprit Bolitho, une fois que je serai à bord du Truculent, vous suivrez le brûlot.

Il n’avait pas nommé la Miranda. Il se demanda s’il l’avait fait volontairement… Peut-être cela permettrait-il à Simcox d’assumer sa dure mission et ce qu’elle pouvait représenter pour l’équipage…

Simcox le regarda en face :

— Pour faire semblant de le prendre en chasse, sir Richard ?

Il paraissait sceptique.

— Oui. C’est une vieille ruse, mais elle peut marcher à merveille et permettre à Mr. Tyacke de se rapprocher davantage de l’ennemi.

Ses yeux tombèrent sur sa manche, les galons dorés étincelaient. Il commençait même à ressentir la première chaleur du soleil qui s’élevait de l’horizon. Jenour lui demanda :

— Quelles sont vraiment leurs chances, sir Richard ?

Bolitho le fixa.

— Pas fameuses. Ils ont le vent contre eux et vont perdre un temps précieux à tirer des bords. Lorsque Mr. Tyacke aura allumé ses mèches, il devra prendre place dans le canot et se diriger vers la côte. Ils tomberont entre les mains des Hollandais, mais notre armée sera toute proche et je suis certain qu’on ne leur fera pas de mal – puis, voyant que le jeune homme avait l’air sceptique : Si Mr. Tyacke tombe, s’ils n’ont pas le temps de prendre le large, nous aurons perdu douze hommes de valeur. Si nous avions attaqué de front, nous aurions perdu tous les bâtiments de notre escadre avec leurs équipages.

Allday regardait la terre :

— Je n’aurais pas aimé avoir à faire ce choix, sir Richard.

Bolitho chassa la mèche sur son front. Allday avait tout compris. Un seul homme ou bien un millier, la vie ou la mort. Dans les deux cas, la décision était cruelle. Allday poursuivit :

— Je vous fous mon billet que ceux de l’Amirauté n’auront même pas une pensée pour eux et que ça ne leur fera pas perdre une minute de sommeil.

Bolitho apercevait quelques nuages au-dessus de la terre, il avait l’impression de sentir de la poussière sous ses dents. Allday qui l’observait, l’air triste, lui dit :

— J’étais pas très content de revenir à bord, sir Richard. Comme je vous connais, je m’suis dit une fois ou deux que vous étiez capable de prendre vous-même le commandement du brûlot.

Bolitho se tourna vers Simcox qui regardait toujours l’Albacore en train de changer de cap.

— Non mon vieux, pas cette fois-ci.

Allday contemplait le Truculent, la pyramide de toile blanche grandissait au-dessus des ombres alors qu’elle se rapprochait de la goélette. Il s’était réellement fait du souci, jusqu’au moment où les paroles de Bolitho lui étaient revenues en mémoire. Je veux rentrer chez moi. Comme s’il avait fallu lui arracher les mots de la bouche. Allday avait presque tout partagé avec lui, mais il ne l’avait encore jamais entendu s’exprimer ainsi. Il poussa un profond soupir : ils étaient encore loin de l’Angleterre.

Le pont commençait déjà à fumer dans les premières chaleurs du matin lorsque le Truculent mit en panne pour affaler son canot. La manœuvre fut parfaite.

Bolitho laissa Simcox demander à son équipage, désormais fort réduit, de manœuvrer drisses et bras pour mettre en panne à son tour. Il lui dit enfin :

— Je vous souhaite tout le bien possible, monsieur Simcox. J’ai rédigé un rapport qui ne passera pas inaperçu le jour de votre examen.

— Je vous en suis reconnaissant, sir Richard, répondit Simcox en branlant du chef – il cherchait les mots qui convenaient : Voyez-vous, sir Richard, on étions amis et j’sais bien qu’il a fait ça pour moi.

— Si quelqu’un est capable de réussir, c’est, bien lui.

Il repensait à leur dernière poignée de main, à cette main ferme comme celle de Herrick ; et il pensait aussi à cette Dame Fortune chère à Herrick, en qui il croyait avec tant de ferveur.

L’armement du canot nageait vigoureusement, un enseigne essayait tant bien que mal de se maintenir debout dans la chambre tandis que l’embarcation dansait sous ses pieds. Cela ressemblait tant à Poland : tout était impeccable, impossible de formuler la moindre critique.

— J’espère que nous nous reverrons, dit-il enfin à Simcox. Vous avez là un bon équipage et un joli petit bateau.

Mais, à l’instant même où il prononçait ces mots, il savait qu’il se trompait. Mieux vaut ne point les connaître et être incapable de mettre des noms sur des visages lorsque l’on prend une décision qui peut envoyer des hommes à la mort. Il se l’était assez répété par le passé et, après la fin de l’Hypérion, s’en était fait le serment à nouveau.

— Parés sur le pont !

Bolitho fit un signe de tête aux marins alignés le long du bord. Le vieil Elias Archer, canonnier, Jay, l’aide-pilote qui remplacerait sans doute Simcox lorsqu’il débarquerait. Des visages qui lui étaient devenus familiers au fil de son bref passage à bord. Il remarqua l’absence de Sperry, le bosco. Il se sentait soulagé de le savoir avec Tyacke. Il se demandait pourquoi l’aspirant avait tant insisté pour rejoindre l’équipage de prise, alors même qu’il venait de recevoir l’ordre de retourner sur son ancien bâtiment. Il se pouvait que la solution de cette énigme donnât une réponse à la première question ? Sous les ordres de Tyacke, ils avaient peut-être une chance de gagner la terre. Il finit par chasser toutes ces pensées comme on claque une porte.

— Et je n’oublierai pas, pour la bière, monsieur Simcox !

Il se retrouva en bas, dans le canot, cramponné aux épaules de l’enseigne en essayant de ne pas se prendre les pieds dans son sabre.

Allday avait été le seul à surprendre son expression lorsqu’il avait fait sa dernière boutade. Il était également le seul à savoir combien elle lui avait coûté.

 

— C’est donc ici que tout cela est arrivé ?

Tyacke dut se baisser pour passer la tête dans la chambre de l’Albacore.

— On dirait une soue à cochons !

L’aspirant Segrave jeta un cou d’œil furtif à la banquette, comme s’il s’attendait à revoir la jeune esclave nue qui avait été enchaînée là. Comme les locaux de l’équipage, la chambre était remplie de matériaux inflammables assez hétéroclites empilés ou jetés par-dessus les affaires du capitaine. La goélette empestait. De l’huile, des vieux bouts de toile et de l’étoupe imbibée de graisse, du bois trempé dans du goudron glané à bord des deux transports de Warren. Bref, tout ce qui pouvait transformer l’Albacore en véritable torche. Segrave sentit un souffle d’air lui caresser la joue, cela venait de l’un des trous sommairement découpés dans le pont pour attiser les flammes. Pour la première fois depuis qu’il s’était forcé à se porter volontaire, il ressentit la peur.

La voix de Tyacke le rassurait. Il avait l’air totalement absorbé par ses pensées, à en devenir presque dur. Comme s’il avait accepté un sort inéluctable, aussi froidement que lorsqu’il avait échangé sa place contre celle de Simcox.

— Cela semble plus facile, commandant, lui dit Segrave.

— Quoi donc ?

Il était redevenu distant.

— Oui, nous sommes plus près de terre, mais le vent est toujours contraire.

De façon assez inattendue, il alla s’asseoir sur un tonneau et regarda le jeune garçon. Son horrible blessure était cachée dans l’ombre.

— Mr. Simcox m’a parlé de vos autres blessures – il le regardait tranquillement, comme s’ils n’avaient rien à faire, comme s’ils avaient tout leur temps : Ils vous ont battu, c’est bien cela ? Parce que vous n’étiez d’aucune utilité à bord ?

Segrave serrait les poings. Il se souvenait de la première fois et de toutes les autres qui avaient suivi. Le commandant ne se souciait pas de ce qu’il se passait dans le poste des aspirants et, comme on le lui avait entendu dire à maintes reprises à son second, seul l’intéressait le résultat. Un lieutenant de vaisseau avait été chargé de répartir les aspirants en plusieurs équipes que l’on mettait en compétition au cours des différents exercices, manœuvre, tir, matelotage. Les traînards étaient punis, les vainqueurs recevaient une modeste récompense.

Tyacke n’était pas loin de la vérité quand il décrivait succinctement la chose. Sauf qu’il s’agissait dans ce cas d’une persécution de la pire espèce. On avait déshabillé Segrave, on l’avait jeté sur un canon et il avait été fouetté sans pitié par le lieutenant de vaisseau et quelques aspirants. Ils l’avaient humilié de toutes les manières imaginables, mettant dans leur cruauté une espèce de folie. Il garderait sans doute ses cicatrices à vie, plus encore qu’un marin fouetté sur le caillebotis.

Et Segrave commença à lâcher des petites phrases hachées qui se bousculaient, il ne se rappelait même plus s’être mis à parler.

Tyacke ne l’interrompit pas une seule fois jusqu’à ce qu’il se fût enfin tu. Il reprit :

— A bord de tout bâtiment où l’on tolère de telles brutalités, la responsabilité en revient au commandant. Ainsi vont les choses. Un commandant a le devoir de ne pas se désintéresser de la façon dont ses officiers font exécuter ses ordres et régner la discipline. Et aucun officier n’oserait agir ainsi sans l’accord formel de son commandant.

Ses yeux brillaient dans l’ombre.

— L’ordre de rejoindre votre ancien bâtiment, c’est cela qui vous a poussé à vous porter volontaire, n’est-ce pas ? – voyant que Segrave gardait le silence, il poursuivit d’une voix rauque : Par Dieu, mon garçon, vous auriez mieux fait de tuer cet officier car les choses se seraient terminées de la même façon, satisfaction en plus !

Il s’approcha vivement de lui, le prit par l’épaule.

— Vous avez fait votre choix – et détournant le regard, si bien qu’un rai de lumière éclaira crûment la blessure qui le défigurait : Comme j’ai choisi, moi aussi.

Il se retourna en entendant des bruits de pas sur le pont. De sa grosse voix, le bosco appelait les hommes pour virer de bord.

— Je suis heureux d’être ici, fit simplement Segrave.

Il ne cilla pas lorsque Tyacke approcha son visage du sien et lui dit :

— Voilà qui est bien parlé !

Ils montèrent ensemble sur le pont. Après la puanteur qui régnait en bas, l’air frais sentait la rose.

Tyacke jeta un coup d’œil à la flamme bien tendue puis au compas. Le vent n’avait pas changé, mais, comme le jeune garçon l’avait remarqué, il avait faibli à l’abri de la côte.

Tout en prenant une lunette au râtelier près de l’habitacle, il balaya rapidement du regard les hommes qui se trouvaient sur le pont. Lui compris, ils étaient douze à bord. Il aperçut le dénommé Swayne, ce matelot déserteur, qui halait sur une drisse pour reprendre du mou. Il se déplaçait avec une grande aisance, un vrai marin, songea Tyacke. Maintenant qu’il avait accepté de se retrouver là avec les autres, on aurait même pu lui trouver l’air joyeux. Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir. Ce qui l’attendait à bord du vaisseau amiral, c’était deux cents coups de fouet ou davantage. Ou à défaut, la perspective de gigoter désespérément en bout de vergue. Dans les deux cas, il n’avait aucune chance.

Tyacke se tourna vers l’autre volontaire, un fusilier marin du nom de Buller, passible d’une sentence analogue pour avoir tabassé un sergent après une beuverie à base de rhum frelaté. Dans un cas de ce genre, les fusiliers pouvaient se montrer impitoyables, même avec un des leurs.

Quant aux autres, il les connaissait par cœur. Il aperçut la silhouette carrée de George Sperry, bosco de la Miranda. Il donnait des ordres à deux matelots occupés à gréer des chaînes sur la vergue de misaine. Une fois qu’ils auraient mis le feu, le gréement passé au goudron s’enflammerait en quelques secondes, mais les voiles en feraient autant s’ils allumaient trop tôt. Les chaînes maintiendraient les voiles en place un peu plus longtemps. Tyacke fit la grimace : c’était du moins ce qu’on lui avait raconté. Comme tous les marins, il détestait le feu à bord, plus que tout. Il effleura son visage brûlé, se demandant s’il n’allait pas craquer au dernier moment. Mais il sut aussitôt qu’il n’en serait rien.

Il regarda Segrave. Sa chevelure volait au vent. Il l’entendait encore, cette voix tremblante lorsqu’il avait fini par cracher son histoire. Au fur et à mesure qu’il avait découvert la honte éprouvée par le garçon, Tyacke avait senti la rage l’envahir. Et pourtant, songeait-il, c’étaient les autres qui auraient dû avoir honte. Ce genre de misérables existerait toujours, certes, mais uniquement là où l’on tolérait leur cruauté.

Il leva sa lunette et la pointa derrière l’épaule de l’aspirant. La terre était par le travers et l’extrémité de la pointe qui protégeait l’entrée de la baie émergeait au soleil, amas de rocs et de verdure. Il sentait le pont se réchauffer sous ses pieds, la goélette serait bientôt sèche comme de l’amadou. Dieu les garde si l’ennemi avait installé là quelques pièces à longue portée. Mais il était sceptique : impossible d’escalader, encore moins de débarquer. Il conservait pourtant un doute. Aucun bâtiment ne peut se mesurer à l’artillerie côtière, surtout lorsqu’elle tire à boulets rouges. Tyacke essaya de ne plus penser à cette idée, un boulet rouge qui venait frapper la coque de plein fouet sous ses pieds.

— Ohé du pont ! La vigie lui montrait du doigt quelque chose sur l’arrière : La Miranda vire de bord, commandant !

Tyacke fit pivoter sa lunette vers le large, l’eau y était d’un bleu profond, comme si elle ne pouvait se résoudre à laisser échapper la nuit.

Il sentit sa gorge se nouer en voyant les grandes voiles de la Miranda danser sur les vagues. Son hunier commença à battre frénétiquement, elle venait dans le vent. Selon toute apparence, elle pouvait fort bien donner le change et laisser croire qu’elle se lançait à la poursuite de cette vieille baille d’Albacore.

— Larguez les ris, monsieur Sperry ! Allez, vivement !

Il vit le bosco rire de sa grande bouche édentée lorsqu’il ajouta :

— Nous n’avons pas envie de nous faire prendre par un vaisseau du roi !

Mais il se détourna d’un seul coup car il ne voulait pas laisser Sperry voir, et éventuellement comprendre, qu’il mentait. Il dit à Segrave :

— Allez donner un coup de main à la barre. D’après mes calculs, nous avons encore une bonne dizaine de milles avant l’approche finale.

Segrave le voyait exprimer ses réflexions à voix haute, et cela déclenchait chez lui un sentiment de répulsion. Il y avait quelque chose d’exigeant chez son commandant, quelque chose d’effrayant aussi.

Tyacke dirigea sa lunette vers la baie, là où elle était le plus large. La pointe semblait défiler par bâbord, comme une porte gigantesque qui s’ouvre.

— Nous viendrons cap au nordet dès que nous n’aurons plus que quelques brasses à la sonde. C’est ce que ferait tout capitaine poursuivi par un vaisseau de guerre. Puis nous virerons de bord pour venir tribord amures et nous mettrons le cap droit sur eux – il voyait Segrave qui l’écoutait, le regard attentif. Enfin, s’ils sont toujours là, naturellement.

Tyacke se frotta le menton, il se serait bien rasé un bon coup. Cette idée le fit sourire : comme si cela avait de l’importance, à présent ! Il revoyait le maître d’hôtel de l’amiral, Allday, et le rituel du matin. Il songeait aussi à ses entretiens avec Bolitho. Un homme à qui l’on pouvait se confier si facilement, se livrer sans réserves. Comme cette fois où Bolitho l’avait interrogé sur sa blessure, sur Aboukir, et où il lui avait répondu simplement, sans manifester sa méfiance et sa rancœur habituelles.

Tout cela était vrai. Aucune fausseté chez Bolitho qui n’usait pas des hommes comme s’ils étaient de simples outils destinés à matérialiser ses plans. Il n’essayait pas de profiter de son rang pour dissimuler son indifférence.

— Paré à virer, monsieur Segrave – il vit que l’ordre le surprenait : Dans une minute ou deux, nous allons venir au nordet. Surveillez donc la grand-voile autant que le compas !

Segrave déglutit un bon coup avant d’aller rejoindre le timonier qui le salua presque timidement. Segrave reconnut ce jeune marin du nom de Dwyer, celui qui avait essayé d’arrêter l’hémorragie, après sa blessure dans la chambre, juste en dessous.

— Ça se passe pas trop mal, hein, monsieur Segrave ? fit Dwyer.

— On va y arriver, lui répondit Segrave, qui réussit même à sourire.

Tyacke se retourna en entendant l’écho d’un coup de canon sur l’eau, juste à temps pour voir un petit panache de fumée s’élever des bossoirs de la Miranda. Simcox jouait parfaitement son rôle. Restait à espérer qu’il n’allait pas le prendre trop au sérieux et rattraper l’Albacore comme la Miranda l’avait déjà fait une fois.

Il concentra son attention sur la manœuvre de son brûlot. Mais, aussitôt après voir dit à Sperry d’envoyer deux de ses hommes pourtant fort occupés à la bôme de misaine, ses pensées revinrent à cette jeune fille qu’il avait connue à Plymouth. Marion. D’un revers de sa manche toute salie, il essuya la sueur qui lui coulait sur le visage et crut un instant qu’il avait prononcé son nom à voix haute. Si seulement… Un autre coup de canon roula en écho et, du coin de l’œil, il vit le boulet de quatre livres déchirer la mer une bonne encablure sur l’arrière.

— En route au nordet, commandant !

Cela faisait un drôle d’effet, d’entendre Segrave hurler ainsi, lui d’ordinaire si calme et si effacé.

Tyacke lui jeta un regard triste. Nous avons tous deux nos blessures, qu’elles soient intimes ou physiques.

Une gerbe d’embruns s’éleva le long du bord et balaya le pont en piteux état, comme une vague de marée. Tyacke vit le bosco fermer brièvement les yeux lorsqu’un second coup de canon tonna sur l’arrière. Cette fois-ci, le boulet plongea un peu plus près que la première fois. Il se pencha sur la claire-voie, Tyacke devina qu’il devait songer à la femme qui avait satisfait sa concupiscence, dans cette chambre. Désormais, nous vivons tous avec nos souvenirs.

Il se tourna vers le pont où les hommes s’affairaient, la goélette augmentait sa gîte sous la pression du vent. Marion lirait peut-être le récit de cette affaire, un jour. Il eut un petit sourire amer : mon dernier commandement.

 

Le capitaine de vaisseau Daniel Poland se tenait un peu à l’écart de Bolitho qui, debout près de la table de la chambre, était occupé à vérifier à la pointe sèche quelques calculs.

Comme pour lui-même, Bolitho fit enfin :

— Pour autant que je sache, aucun nouveau bâtiment n’est entré dans la baie. Dans le cas contraire, le commandant Varian et sa Fringante ou vous-même l’auriez aperçu. De même, les gros vaisseaux et la frégate doivent toujours être au mouillage – levant les yeux, il surprit le regard sceptique de Poland : Vous n’êtes pas d’accord ?

— La zone est très vaste, sir Richard, lui répondit Poland, quatre fois la taille de la baie de la Table – il finit par baisser la tête sous le regard de ces yeux gris : Mais, comme vous le soulignez, c’est peut-être improbable.

Bolitho contemplait les rayons du soleil qui jouaient à travers les fenêtres de poupe du Truculent et dansaient à travers la chambre comme des traits de feu. La frégate changeait d’amure, une fois de plus.

Poland se mordit la lèvre, agacé : quelqu’un ou quelque chose venait de tomber lourdement sur le pont. Quelle bande de porcs !

Bolitho eut un demi-sourire. Peut-être au fond valait-il mieux être comme Poland, ne se préoccuper que de l’immédiat et de ce que l’on était capable de maîtriser. Il sortit sa montre, l’examina longuement. Tyacke devait être parvenu à la position prévue, ainsi que la Miranda. Le souvenir en était encore tout frais dans sa tête, ce moment où Tyacke avait décidé de permuter avec son ami. Pourtant, c’était là plus qu’un geste destiné à le sauver, à se jeter à l’eau. C’était l’acte d’un chef qui reproduisait ce qu’il avait vu faire par d’autres, sans une seule pensée pour ce que cela allait lui coûter.

Il ne vint pas à l’esprit de Bolitho que c’était exactement ce qu’il aurait fait à la place de Tyacke.

Jenour, qui déambulait nerveusement près des fenêtres de poupe, se redressa soudain et s’exclama :

— Le canon, sir Richard !

Bolitho jeta un dernier regard hésitant à sa carte. Il inspecta la chambre des yeux, cette chambre où il s’était réfugié tout le temps de leur traversée depuis l’Angleterre. Toujours plus loin de Catherine. Lorsque l’on débarquait de la Miranda, le Truculent était un vrai bâtiment de ligne. Il se tourna vers Poland en entendant dans la coursive un bruit de pas se diriger vers la portière.

— Pendant que d’autres agissent, commandant, nous devons attendre – mais ce qu’il venait de dire le décourageait lui-même et il ajouta d’un ton bref : Vous pouvez rappeler aux postes de combat dès que vous le jugerez convenable.

Il porta la main à sa hanche pour toucher son sabre…

— Dites à Allday…

Mais ce dernier arrivait.

— Je suis là, amiral – Allday fit un grand sourire lorsque Bolitho leva le bras pour lui permettre de fixer le fourreau : Comme toujours !

Un nouveau coup de canon résonna dans le lointain, donnant, pour ainsi dire, davantage d’actualité aux propos d’Allday et Bolitho lui répondit doucement :

— Je ne pourrais pas me passer de vous.

 

A regret, le lieutenant de vaisseau Tyacke finit par laisser retomber sa lunette. Il ne serait guère intelligent de se faire voir en train d’examiner les bâtiments au mouillage alors qu’il était pris en chasse par la Miranda. Mais, pendant ces quelques secondes, il avait eu le temps d’apercevoir deux gros vaisseaux qui ressemblaient fort à des navires de la Compagnie des Indes hollandaise. Le plus important était qu’ils restaient immobiles en dépit du vent et du courant. Cela démontrait que la première impression de Bolitho était la bonne. Ils étaient embossés pour faire office de batteries fixes contre un attaquant, lequel aurait dû subir en outre le vent contraire de nord.

Admiratif, Dwyer s’exclama :

— Crédieu, monsieur Segrave, r’gardez donc comme elle va !

Il observait par le travers la Miranda, voiles gonflées, qui virait une nouvelle fois. La distance tombait toujours et Segrave crut même voir Simcox à Tanière, près de la barre, avec ses cheveux fous qui volaient au vent.

Un nouveau panache de fumée s’éleva de sa pièce de chasse et, cette fois-ci, le boulet vint s’écraser à une longueur de gaffe. Quelques embruns éclaboussèrent le pont et Sperry lâcha en jurant :

— Va au diable, Elias Archer. Si tu m’balances un aut’boulet comme çui-ci, j’te garantis que j’n’oublierai pas !

Segrave s’humecta les lèvres : tout comme Dwyer, le bosco semblait avoir oublié ce qu’ils étaient venus faire, s’il s’imaginait qu’il aurait l’occasion de se disputer avec le canonnier de la Miranda…

Une vigie perchée dans les enfléchures de misaine cria :

— Canot de rade, commandant !

Tyacke examinait les voiles et la flamme du grand-mât.

— Paré à virer, monsieur Sperry !

Il s’essuya la figure derechef, et essayait d’estimer la distance et la force du vent. Il leur avait fallu plus d’une heure pour arriver jusque-là et pour pénétrer dans la baie, sans rencontrer d’opposition, alors qu’une forêt de lunettes devait observer ce bâtiment qui tentait d’échapper à un poursuivant. Le commandant hollandais connaissait sans doute l’Albacore et le pavillon écarlate ne laissait guère de doute sur l’identité du second.

Tyacke reprit sa lunette et la pointa sur le canot dont la vigie venait de lui signaler l’existence. C’était un petit cotre, habillé d’une voile grande comme un mouchoir, mais les avirons étaient parés dans les dames de nage en cas de besoin. Il était en train de donner du tour au plus proche des deux navires marchands. Des pièces métalliques jetaient des éclats de lumière au soleil et il finit par distinguer les boutons dorés de l’officier qui se tenait dans la chambre. Le canot de rade venait aux nouvelles et Tyacke fronça le sourcil : il n’avait plus qu’une chose à faire. Il cria :

— Vous là-bas ! Fusilier Buller !

L’homme qui se tenait près des drisses se retourna en entendant Tyacke ajouter d’une voix rude :

— J’imagine que vous savez tirer à peu près convenablement, à ce qu’on m’a dit ?

Buller lui répondit du même ton assez insolent :

— Le meilleur fusil de toute la compagnie, commandant !

Tyacke se mit à rire.

— Parfait. Allez chercher votre pétoire et visez l’officier qui commande ce canot. Ils ont mis un pierrier en batterie à l’avant, vaut mieux que vous ne le ratiez pas !

Il se détourna, Buller s’agenouilla pour attraper son fusil qu’il avait empaqueté dans sa tunique rouge de livre d’images.

— Paré, commandant !

Tyacke gardait les yeux rivés sur Segrave :

— Parés, derrière ?

Segrave lui fit un bref signe de tête. Il était tout pâle en dépit du soleil, mais paraissait très déterminé.

Tyacke s’approcha du tableau pour s’assurer que le canot suivait toujours vaille que vaille à la remorque. Il inspecta une fois encore la terre, puis, par le travers bâbord, les ravitailleurs à l’ancre qui donnaient l’impression de s’évanouir dans le lointain. Quand au canot de rade, il n’avait pas l’air trop pressé de s’approcher, d’autant que la Miranda continuait de courir toutes voiles dehors.

— Paré à virer ! La barre dessous ! Allez, les gars, on me déhale là-dessus !

Il houspillait de la voix ses hommes qui, suant et soufflant, devaient faire le travail normalement dévolu à un équipage deux fois plus nombreux.

Segrave, appuyé de tout son poids sur la barre, dérapa sur le pont mais réussit à se raccrocher aux coutures. Il ne voyait plus rien que les voiles qui faseyaient et n’entendait que le seul fracas des poulies. La goélette continuait de lofer et passa enfin le lit de vent. Dwyer criait :

— Allez, mais viens donc, vieille salope !

Il riait pourtant. Les voiles commencèrent à claquer à leur nouvelle amure et le pont repartit à la gîte. Là où il n’y avait un peu plus tôt qu’une terre désolée, ils aperçurent soudain le mouillage, les vaisseaux qui se détachaient nettement au soleil. On voyait même les pavillons de Hollande se détacher sur l’arrière-plan.

Tyacke était obligé de s’accrocher pour tenir debout, mais lui aussi souriait. L’Albacore n’était certes pas la Miranda, mais il était habitué à se faire manier rondement compte tenu de la nature peu recommandable de ses activités. Il examina le canot : les voiles battaient, il n’avait plus de vent et il vit soudain les avirons entrer en action de l’avant à l’arrière. Il commença à pivoter jusqu’à pointer son pierrier, non pas sur eux, mais sur la Miranda. Sperry se mit à hurler :

— La Miranda va en faire une seule bouchée ! A quoi y jouent ?

La vigie cria :

— Ohé du pont ! La frégate a mis à la voile !

Tyacke se retourna d’un seul mouvement, le cœur au bord des lèvres. Il vit les huniers de la frégate émerger, prendre le vent. Le vaisseau commença à prendre de l’erre, il quittait son mouillage. Sperry se remit à crier :

— On n’a pas une seule chance, commandant ! Il se frottait les yeux comme s’il n’arrivait pas à y croire : Crédieu, elle a du vent !

— Abattez d’un quart, monsieur Segrave, lui ordonna Tyacke.

Il reprit sa lunette et ressentit comme une soudaine douleur, il en avait le souffle coupé.

— Ce n’est pas à nous qu’elle en veut, c’est à la Miranda !

Faisant de grands moulinets, il cria d’une voix suraiguë :

— Foncez droit dessus ! Ben, pour l’amour du Ciel, mais vire donc !

Mais il ne pouvait plus rien y faire, il se rendait bien compte que personne à bord de la Miranda ne pouvait l’entendre, sa voix se brisait.

— Mais tire-toi de là, Ben !

— Que se passe-t-il ? demanda Segrave dans un souffle.

Dwyer lui fit un grand geste :

— La frégate prend le large, voilà ce qu’il se passe !

Segrave regarda. La silhouette de la Miranda rétrécissait, elle avait vu le danger et commençait à virer.

Tyacke dirigea sa lunette sur la frégate. Elle était de plus faible tonnage que le Truculent, mais exposait toute l’élégance de sa classe en virant de bord. Ses grandes voiles principales et ses voiles d’avant se gonflaient, la propulsant vivement. Il distingua bientôt le pavillon tricolore de la marine française frappé à la corne. Elle quittait la baie avant de se trouver obligée de défendre les ravitailleurs de ses alliés et de se retrouver prisonnière comme ils l’étaient.

Désespéré, Tyacke vit les sabords de la frégate s’ouvrir, il entendait presque les ordres de mise en batterie. Elle se trouvait à plus d’un mile de distance, mais, moyennant un peu de soin, elle pouvait difficilement manquer sa cible.

Il vit la fumée s’élever contre sa coque surbaissée et avant même d’avoir pu réorienter sa lunette, il entendit le départ saccadé de la bordée. La mer se mit à bouillonner tout autour de la Miranda et au-delà, les embruns volaient dans le ciel comme des geysers – comme si, gelés sur place, ils n’allaient jamais redescendre.

L’espace d’une seconde, Tyacke s’accrocha à un espoir fou. A cette distance, la Miranda pouvait encore avoir échappé à la grêle de métal de l’ennemi.

Il entendit quelques-uns de ses hommes grogner lorsque, avec la rapidité d’un grand oiseau de mer qui se prépare à replier ses ailes, les deux mâts de la Miranda commencèrent à basculer d’un même mouvement, noyant le pont sous un amas de toile déchirée et d’espars brisés.

La frégate ne reprit pas le feu. Elle était déjà en train d’envoyer ses cacatois, de minuscules silhouettes étaient alignées sur les vergues. Son bâton de foc pointait au sud et le vent la poussait rapidement vers le large, vers la liberté.

Tyacke avait envie de regarder ailleurs, mais il ne réussit même pas à laisser retomber sa lunette. Il n’était pas étonnant que la frégate n’eût pas lâché une seconde bordée. La coque de la Miranda était ouverte en plusieurs endroits, il voyait la fumée s’échapper de la toile enchevêtrée, comme pour ajouter à l’horreur que connaissaient les hommes prisonniers de cet amas. Puis, aussi rapidement qu’il avait pris, le feu s’étouffa.

Tyacke abaissa sa lunette et fixa le soleil, à en devenir aveugle. La goélette, sa Miranda, avait sombré. En essayant de l’aider, elle était elle-même devenue victime.

— Réduisez la toile, monsieur Sperry. La chasse est finie.

Il lui montra le canot de rade : quelques marins poussaient des cris de joie et faisaient de grands signes en direction de la misérable goélette.

— Mais regardez donc ! Ils nous souhaitent la bienvenue !

Lentement, comme pris de boisson, les hommes se détournèrent et firent mine de réduire la toile.

Tyacke, debout près de Segrave, posa la main sur son épaule jusqu’à ce que la barre eût mis le boute-hors dans l’intervalle entre les deux bâtiments à l’ancre.

— Gouvernez comme ça – il se tourna vers ceux qui se trouvaient près de lui : Et vous, vous vous occupez du canot.

Il essayait de reconnaître les visages, mais en voyait d’autres à leur place. Ben Simcox, qui allait débarquer pour devenir pilote à part entière. Bob Jay et ce vieil Archer, le canonnier. Tant de visages, disparus en un instant. Ceux qui avaient survécu aux boulets n’échapperaient pas aux requins. Il reprit :

— Soyez parés, les gars – il pencha la tête en entendant une sonnerie de clairon : Ils donnent l’alarme.

Il y avait un regain d’activité à bord du canot, les pelles plongèrent dans l’eau et l’embarcation entama une boucle pour se rapprocher d’eux. Tyacke cria :

— Paré, fusilier Buller !

Il savait que le fusilier était en position, accroupi près du pavois, son long mousquet posé près de lui. Il reprit :

— Pensez à ce que vous venez de voir, Buller, et aux coups de fouet que vous méritiez mais que vous ne recevrez jamais !

Il vit l’officier du canot se lever et redonner la cadence à ses nageurs qui avaient perdu le rythme.

— Feu !

Le mousquet recula contre la solide épaule de Buller et le bras de l’officier se figea en l’air : il bascula par-dessus bord et commença de se débattre en s’éloignant de la coque.

Le canot qui ne gouvernait plus se mit à tourner en rond, des hommes essayaient de récupérer leur officier en s’aidant d’un aviron.

Segrave entendit le claquement sec du pierrier qui tirait, Dwyer poussa un grand cri et glissa sur le pont, du sang coulait sur son cou et à son côté. Buller tira une seconde fois, un homme disparut au fond du canot dont les avirons étaient maintenant complètement emmêlés.

Segrave aperçut Sperry, le bosco, il était à genoux et montrait les dents comme des crocs en se tenant convulsivement le ventre. Il avait dû prendre de plein fouet un paquet de mitraille tiré par le canot alors qu’il aidait à régler les voiles.

Tyacke plissa les yeux, le regard rivé sur les deux gros bâtiments qui avaient l’air de se trouver droit devant, à quelques yards seulement. En réalité, ils étaient encore à une demi-encablure – mais plus rien désormais ne pouvait les sauver.

Segrave détourna la tête en voyant Sperry rouler sur le dos en donnant un grand coup de pied. Son sang coulait à flots par les dalots et la vie l’abandonnait.

Les marins hollandais se demandaient sans doute ce que pouvait bien fabriquer l’Albacore, songea amèrement le jeune garçon. Comme s’il lisait dans ses pensées, Tyacke lui cria :

— Il ne faut pas leur laisser le temps de se retourner, hein ? Il empoigna la barre, sortit un pistolet passé dans sa ceinture. Descendez, monsieur Segrave, allez allumer les mèches lentes !

Segrave se rendait bien compte qu’à la fureur et à la soif de tuer avait succédé la peur. Ces hommes que connaissaient si bien Tyacke, en qui il mettait une telle confiance, pouvaient changer du tout au tout une fois que les mèches seraient allumées et qu’ils se retrouveraient sur leur bûcher funéraire. Segrave se mit à courir, dépassa le bosco qui avait gardé les yeux fixés sur lui, comme s’ils étaient seuls à s’accrocher encore à la vie.

Ses pensées s’embrouillaient, il crut entendre des clairons, le grondement lointain d’affûts que l’on mettait en batterie. Quelques officiers hollandais de la Compagnie avaient enfin compris ce qu’il se passait.

Il sanglotait, incapable de s’arrêter, et descendit quatre à quatre dans la cale, encore sous le choc de la fin imprévue de la Miranda, de la douleur horrible et de la fureur de Tyacke.

Celui qui était son seul ami, l’homme qu’il avait tenté de sauver, cet homme était mort. Et la petite goélette, la seule chose à laquelle Tyacke tînt, était partie par le fond.

Segrave recula vivement en poussant un cri lorsque la première mèche se mit à fuser comme un serpent maléfique. Il ne s’était même pas rendu compte qu’il l’allumait. Il s’approcha de la seconde et resta là à fixer la mèche lente qu’il tenait entre ses doigts. Il la serrait si fort qu’il ne trembla même pas en y mettant le feu.

Il se dirigea en courant vers la lumière, au pied de la descente, il pensait à sa mère. Peut-être l’amiral serait-il satisfait, désormais. Il ne ressentait pourtant nulle amertume, les larmes ne venaient pas. Lorsqu’il atteignit la poupe, il trouva Tyacke exactement comme il l’avait laissé, seul contre la barre comme s’il faisait partie intégrante de son navire. Tyacke fit un signe du menton :

— Tiens, regardez-les !

Le pont des vaisseaux de la Compagnie étaient noirs de marins. D’autres grimpaient dans les enfléchures, quelques-uns, à l’avant, tentaient sans doute de couper leurs câbles.

Ils entendirent un grondement sinistre sous leurs pieds et, quelques secondes plus tard, une fumée noire et graisseuse commença à filtrer par les manches à air, suivie bientôt par de méchantes langues de flamme. Tyacke cria :

— Halez le canot le long du bord, vivement ! Et j’abats le premier qui tente de s’enfuir !

Segrave regardait fixement les flammes qui sortaient par les coutures de pont, ébloui ; la coque tout entière commençait à chauffer comme un four.

Un homme se mit à crier :

— Parés dans le canot, commandant !

C’était le dénommé Swayne, le déserteur. Segrave fit d’une voix bizarre :

— Ne restez pas à bord, commandant.

Il attendit que Tyacke se fût retourné :

— Je vous en prie.

Il essayait de se boucher les oreilles pour ne pas entendre le grondement de plus en plus fort sous le pont et ajouta :

— Ils sont déjà tous morts, là-bas, commandant. N’aggravez pas le désastre, faites-le pour eux !

De manière assez inattendue, Tyacke se leva, le prit par les épaules :

— Vous êtes digne d’être officier, mon gars !

Ils s’affalèrent tous deux à bord du canot qui poussa aussitôt. Ils avaient à peine quitté l’ombre de l’Albacore qu’une grande flamme s’éleva en sifflant violemment. Le pont sembla s’ouvrir en deux, le feu était partout, comme si une unique main avait tout allumé à la fois.

Tyacke reposa son bras sur la barre.

— Avant partout, les gars ! Si nous atteignons la pointe, nous chercherons une plage où débarquer et nous resterons cachés, le temps de voir ce qu’il se passe.

L’un des nageurs s’exclama :

— Ça y est, bon Dieu, il est touché ! Ses yeux et sa figure brillaient à la lueur des flammes s’élevant de la goélette qui, le gréement et les voiles déjà en cendres, entrait en collision avec le premier vaisseau de la Compagnie.

Tyacke se retourna d’un seul mouvement au moment où les flammes commençaient à lécher les enfléchures enduites de goudron avant de se lancer à l’assaut des mâts. Quelques gabiers qui s’activaient frénétiquement à larguer les huniers se retrouvèrent coincés par le feu qui grimpait. Impassible, Tyacke regarda les petites silhouettes se jeter sur le pont, préférant cette mort-là à une autre fin encore plus lente et plus horrible. Le second vaisseau avait réussi à couper le câble de l’ancre de détroit, mais trop tard. Les flammes qui faisaient déjà rage sur son gaillard d’avant se mirent à dévaler les filets de branle comme un îlot de liquide rougeâtre.

Personne ne disait mot dans le canot, si bien que les grincements des avirons ponctués par la respiration haletante des hommes semblaient venus d’ailleurs.

Et dire que, juste un peu plus tôt, ils avaient cru mourir. Le sort en avait décidé autrement.

— Essayez de trouver un endroit où débarquer lorsque nous nous serons rapprochés.

Buller, le fusilier, était occupé à recharger son mousquet. S’interrompant, il jeta rudement, comme s’il n’y croyait pas :

— Vous n’aurez pas b’soin d’trouver une plage, commandant !

Tyacke essaya de distinguer ce qu’il se passait, mais ses idées se troublaient, il devenait aveugle. Il ne lui restait que des souvenirs. Les voiles de la Miranda, pliées comme des ailes brisées. Il prit Segrave par le poignet et lui dit :

— Le Truculent ! Il vient nous chercher !

Soudain pleins d’espoir, les hommes se jetèrent de plus belle sur leurs avirons, à en faire plier le bois mort. Le canot mit le cap sur la silhouette de la frégate qui donnait du tour à la pointe, comme ils l’avaient fait eux-mêmes quelques heures plus tôt.

Segrave se tourna vers l’arrière, mais on ne voyait plus qu’une haute colonne de fumée noire qui semblait les poursuivre et dont le centre était toujours en flammes. Il se tourna vers Tyacke. Il savait très bien que l’officier avait décidé de rester accroché à la barre et d’y mourir. Son pistolet était destiné à empêcher quiconque d’essayer de l’arracher et de le conduire de force au canot. Inutile de chercher une autre explication.

Il détourna son regard, la frégate mettait en panne pour les récupérer. Ses prières avaient d’une certaine manière donné à Tyacke la force de tendre le bras et de continuer. Cela remplissait Segrave de gratitude.

Et si Tyacke avait changé, lui aussi ?

 

Un seul vainqueur
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